Journées d'études - Université de Sherbrooke, 24 et 25 janvier 2019
La parole écrite, des peu-lettrés aux mieux lettrés
Problématique
Les sources écrites, notamment lorsqu’il s’agit d’écrits personnels (egodocuments) tels que des lettres familiales, des récits de voyage ou des journaux intimes, permettent de se rapprocher, avec toutes les précautions qui s’imposent, d’une parole spontanée à laquelle l’historiographie, mis à part quelques exceptions (dont notamment Lejeune 2016), a traditionnellement accordé moins de place. L’analyse de ces sources a permis de documenter des phénomènes langagiers longtemps restés dans l’angle mort des historiens de la langue et, partant, de mieux comprendre l’évolution que certaines structures ou usages ont connue à travers le temps (voir par exemple Koch et Oesterreicher 2001 ; Martineau 2007 ; Ernst 2010 ; van der Wal et Rutten 2013).
Il ne faut donc pas se surprendre si la sociolinguistique historique a largement privilégié la recherche sur l’histoire de la langue « par en bas » (« language history from below », voir entre autres Branca-Rosoff et Schneider 1994 ; Elspass 2005, 2007 ; Aquino, Cotelli et Kristol 2009 ; Rutten et van der Wal 2013 ; Steuckardt 2015), permettant ainsi de sortir du cadre d’analyse longtemps imposé au domaine de l’histoire de la langue et marqué par l’idéologie du standard et par le purisme (à propos de ces derniers, voir entre autres Milroy et Milroy 1999 ; Remysen 2009 ; Milroy 2014). La compréhension de l’écrit ne peut toutefois pas se passer d’une prise en compte de sources variées, réalisées par des scripteurs venant d’autres milieux sociaux plus aisés comme la bourgeoisie, dont le rôle essentiel dans le processus de changement linguistique a été bien étudié par Labov depuis les années 1960 (voir entre autres Labov 2001, 2006). L’examen de ces écrits permet entre autres de contribuer à une meilleure compréhension des phénomènes de variation stylistique dans l’histoire d’une langue, d’analyser les liens existant entre le processus de standardisation « par en haut » (sous l’influence de l’école ou de l’administration) et les pratiques réelles de l’élite, ou encore de réfléchir au rôle de ces scripteurs dans la diffusion de pratiques linguistiques à travers des espaces géographiques plus larges (voir Martineau 2014 ; Martineau et Remysen 2017).
Nous souhaitons réfléchir dans le cadre de cette journée d’études aux pratiques de l’écrit telles qu’on les trouve dans les milieux sociaux aisés et moins aisés et ainsi de réfléchir à ce qu’une étude plus globale de l’écrit permettrait d’apporter à l’histoire de la langue. Nous souhaitons réunir pour l’occasion des chercheurs travaillant sur des documents manuscrits d’origine relevant de la sphère privée, entre le 17e siècle et 1945. Parmi les questions qui pourraient être abordées, relevons entre autres les suivantes (liste non exhaustive) :
- De quelle façon le partage de certaines normes sociolinguistiques permet-il d’afficher son appartenance symbolique aux milieux les plus en vue ?
- Comment circulent les usages dans les réseaux et qui sont les agents de cette diffusion ?
- Quelles sont les relations entre l’écrit dans des manuscrits privés et les textes publiés ?
- Comment la variation diatopique et diastratique se manifeste-t-elle à l’écrit ?
- Quelle a été l’influence de l’urbanisation et de l’industrialisation dans le renforcement du standard ?
- Quelle relation existe-t-il entre les normes prescriptives des grammaires et des dictionnaires, d’une part, et les pratiques des membres de l’élite, de l’autre ?
Références
AQUINO-WEBER, Dorothée, Sara COTELLI et Andres KRISTOL (dir.) (2009).
Sociolinguistique historique du domainegallo-roman : enjeux et méthodologies, Berne, Peter Lang.
BRANCA-ROSOFF, Sonia et Nathalie SCHNEIDER (1994).
L’écriture des citoyens : une analyse linguistique des peu-lettrés pendant la période révolutionnaire, Paris, Klincksieck.
ELSPASS, Stephan (2005).
Sprachgeschichte von unten : Untersuchungen zum geschriebenen Alltagsdeutsch im 19. Jahrhundert, Tübingen, Niemeyer.
ELSPASS, Stephan (2007).
« A twofold view “from below” : new perspectives on language histories and language historiographies », dans Stephan Elspab, Nils Langer, Joachim Scharloth et Wim Vandenbussche (dir.), Germanic language histories « from below » (1700-2000), Berlin/New York, de Gruyter, p. 3-9.
ERNST, Gerhard (2010).
« “qu’il n’y a orthographe ny virgule encorre moins devoielle deconsol et pleinne delacunne” : la norme des personnes peu lettrées (XVIIe et XVIIIe siècles) », dans Maria Iliescu, Heidi M. Siller-Runggaldier et Paul Danler (dir.), Actes du XXVe Congrès International de Linguistique et de Philologie Romanes, Innsbruck 2007, Berlin, De Gruyter, vol. 3, p. 543-551.
KOCH, Peter et Wulf OESTENRREICHER (2001).
« Langage parlé et langage écrit », dans Günter Holtus, Michael Metzeltin et Christian Schmitt (dir.), Lexikon der romanistischen Linguistik, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, tome 1, p. 584-627.
LABOV, William (2001).
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LABOV, William (20062) [19661].
The social stratification of English in New York City, Cambridge, Cambridge University Press.
LEJEUNE, Philippe (2016).
Aux origins du journal personnel : France, 1750-1815, Paris, Honoré Champion.
MARTINEAU, France (2007).
« Variation in Canadian French Usage from the 18th to the 19th Century », Multilingua, vol. 26, no 2-3, p. 203-227.
MARTINEAU, France (2014).
« L’Acdie et le Québec : convergences et divergences », Minorités linguistiques et société, no 4, p. 16-41.
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« Social trajectories and linguistics practices in Québec : the evolution of linguistic variables through four generations of the Papineau family (1760-1860) », conference présentée au colloque Examining the social in historical sociolinguistics : methods and theory, New York University/Cuny, 7 avril.
MILROY, James (2014).
« Sociolinguistics and ideologies in language history », dans Juan M. Hernández Campoy et J. Camilo Conde-Silvestre (dir.), The handbook of historical sociolinguistics, Malden/Oxford, Wiley Blackwell, p. 571-584.
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Description et évaluation de l’usage canadien dans les chroniques de langage : contribution à l’étude de l’imaginaire linguistique des chroniqueurs canadiens-français, Québec, thèse de doctorat, Université Laval.
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Letters as loot : A sociolinguistic approach to seventeenth- and eighteenth-century Dutch, Amsterdam, Benjamins.
STEUCKARDT, Agnès (dir.) (2015).
Entre village et tranchées : l’écriture des poilus ordinaires, Uzès, Inclinaison.
VAN DER WAL, Marijke et Gijsbert RUTTEN (dir.) (2013).
Touching the Past : Studies in the Historical Sociolinguistics of Ego-Documents, Amsterdam/Philadelphia, John Benjamins.